Watchmen (2009) de Zack Snyder
‘Malheureux le pays qui a besoin de héros !’ telles sont les paroles de Galilée dans la pièce éponyme de Brecht. Galilée ne pensait certainement aux super-héros. Contrairement à Alan Moore et à Zack Snyder. Pourquoi un pays où ce genre littéraire joue un rôle si important depuis la fin des années 1930 n’a jamais vu des membres de la communauté nationale investir les rues en costumes? Que serait-ce l’Amérique sans ses héros qui concentrent entre leur mains le respect de la loi et l’ordre là où les institutions officielles apparaissent souvent défaillantes face au crime organisé? Mais que se passe t-il après (c’est l’un des thème des deux Batman réalisés par Nolan) quand une fois les succès assurés contre les criminels classiques, le héros devient un challenge auquel se mesurent les « freaks » remplaçant la pègre classique. Comme quand dans l’ancien Ouest américain, des hors là loi traversaient le désert pour rejoindre Daisy Town et se mesurer à l’homme qui tirait plus vite que son ombre.
Il est étrange, j’en ai conscience, de choisir un film qui ne reflète pas en soi une réalité de l’histoire américaine. Si l’action se déroule en 1985, il s’agit d’une uchronie composé deux variations par rapport à la nôtre. L’une mineure (des quidams sont devenus des justiciers) et sans conséquences, l’autre majeure : un scientifique devient un super-héros (presque) omnipotent suite à un accident de laboratoire. Grâce à sa présence l’Amérique a gagné la guerre du Vietnam, Nixon entame son cinquième mandat et les Américains roulent en voitures électriques. Parallèlement alors que le pays est en voie de déréliction, la perspective d’une guerre nucléaire envers l’URSS n’a jamais été aussi proche.
Les Watchmen, association dissoute de justiciers, composé de Rorschach (le sociopathe), le Comédian (le nihiliste), Nite Owl (l’impotent), Ozymandias (le stratège) Silk Spectre et Dr Manhattan (le demi-dieu). Il ne sera pas question de tous les aborder ce qui serait trop long. Deux questions vont m’intéresser ici : la vision du monde de Rorschach et les rapports entre l’Amérique et ses supers-héros.
« Because there is good and evil, and evil must be punished. Even in the face of Armageddon I shall not compromise this. But there are so many deserving of retribution . . . and there is so little time. » Rorschach ’ s journal, October 13, 1985.
Dans le mythe de Sisyphe Camus considérait que la prise de conscience impliquait l’impossibilité d’un retour en arrière, une fois la réalité prise en compte pour ce qu’elle est, le processus individuel qui s’enclenche est irréversible. Tout change, mais rien ne change. Et inversement. Le constat de Rorschach peut tenir au fond en un principe très simple : le mal domine et il doit être puni. Principe vénérable, le mal doit être puni non pas simplement en vue d’une société meilleure, mais parce qu’il est le mal et ce principe là pour les âmes droites ne souffre pas de justification. Il s’impose. Rorschach maintient ce principe et comme il le dit lui-même, lapidaire, alors qu’il s’apprête à tuer le violeur et l’assassin d’une petite fille : « men get arrested, dogs get put down ». Et le criminel reçoit donc un châtiment proportionnel au crime. A travers Rorschach le désir de justice va donc jusqu’au bout. Certains se contenteront, au nom de la Justice, de trouver inexcusable la violence immédiate des actes de Rorschach et permettront alors cette violence diffuse des gangs qui est à l’échelle du monde et de l’histoire. D’autres se consoleront, au nom de l’histoire, parce que celle-ci n’est que ce chaos plein de bruit et de fureur, de ce que la violence soit nécessaire et ajouteront alors les crimes aux crimes, les cadavres aux cadavres, jusqu’à ne faire de l’histoire qu’une seule et longue violation de tout ce qui, dans l’homme, constitue le cri de la Justice.
Mais ne mélangeons pas tout, Rorschach n’applique pas la loi du Talion, parce que celle-ci serait plus efficace que la justice « conventionnelle ». En clair, elle ne se justifie par ses résultats. Il punit les criminels car ceux-ci doivent être punis, leurs actes étant mauvais dans l’absolu, conformément aux propos de Kant qui écrivait dans la métaphysique des moeurs, lapidaire, que le criminel doit être puni pour avoir commis un crime. Ce qui apparaît comme une variation de l’impératif catégorique. Mais si les criminels ne sont pas punis pour leur bien, ni pour celui de la société, ni au nom d’aucun finalisme. Pourquoi les punir?
»A city is shouting. Claiming that costumed adventurers are making their job impossible, the police are on strike. Everyone is frightened, scenting anarchy. Dr. Manhattan, Watchmen , chapter IV
Peut-on vraiment reprocher aux citoyens américains de l’univers de Watchmen d’avoir réclamé le Keene Act exigeant aux supers-héros de travailler pour le gouvernement ou bien de se retirer. Ces mêmes citoyens qui ont élu cinq fois Richard Nixon. Ce même Nixon qui a gagné la guerre du Vietnam grâce à l’intervention du Dr. Manhattan. Mais en 1985, le monde est sur le point de finir dans l’apocalypse nucléaire, et dans ce contexte pourquoi avoir besoin de supers-héros. Les justiciers de Watchmen sont vieillis et contestables. Des anti-héros donc… Alan Moore et le film de Snyder nous pousse à nous demander au nom de quelle autorité les héros agissent. Et exarcerbent la dialectique du genre qui est l’une des questions centrales de la philosophie politique : la légitimité d’une autorité. Je reste persuadé que le concept de légitimité ne signifie rien en soi, mais contribue surtout à apprendre les ressorts d’un interlocuteur donné à un moment donné. Quelle est la légitimité de l’État? Celle de l’évolution historique. Les actes sont les mêmes mais un badge de métal ou l’uniforme bardé d’épaulettes fait la différence. Si les héros ont le pouvoir, ils n’ont pas l’autorité (je renvoie à la crise de la culture d’Hannah Arendt pour voir la différence). Le Keene Act est la tentative étatique pour réaffirmer l’autorité contre la justice privée des supers-héros. Ont-ils raison? »More than you even realize » c’est la réponse de Watchmen. Les héros eux-même n’ont pas le charme terrifiant d’un Batman. Rorschach est un psychopathe, Ozymandias voit la politique comme un nœud gordien qu’il s’apprête à trancher de la même manière qu’Alexandre le Grand, massacrant la moitié de New-York pour épargner l’humanité d’une nouvelle fureur belliciste. Les seuls héros travaillant pour le gouvernement sont le Comédien et Dr. Manhattan. Pourtant le comportement du Comédien au Vietnam est beaucoup de choses mais guère héroïque. Quant au Dr Manhattan son histoire est celle d’un détachement progressive des choses temporelles, des hommes et des évènements et atteint le stoïcisme, seule attitude pour son statut de demi-dieu immortel.
Mais lorsque le Keene Act est passé, les héros se sont déjà retirés, et apparaît surtout comme une réaction à une crise perçu, celle de la déréliction de la société. Au final on peut dire que seul Rorschach refuse l’autorité du Keene Act. Peut-être que si un des supers-héros classiques auraient refusé de travailler pour l’État, il incarnerait une supériorité morale manifeste, et le spectateur se mettrait du côté des renégats. Mais la situation est probablement moins ambiguë avec Rorschach qui répond à la loi par une note indiquant »Never » sur le cadavre d’un violeur multirécidiviste face à un commissariat. Il justifie son essence de super-héros qui est pour répondre à l’incapacité de l’État de satisfaire la première cause de son existence. Ainsi que la clarté morale qui lui permettrait l’exécution nécessaire de la lutte contre la criminalité. Mais puisque les délinquants et criminels doivent pouvoir être réinsérés. Cela est un principe essentiel et intangible. Mais il se trouve, et nul ne le conteste, que cette nécessité n’est pas sans danger. Une fois sur trois, une fois sur quatre, une fois sur dix, les tueurs et violeurs réinsérés se dé-réinsèrent. Cela se traduit par des bavures, il faut bien en convenir, mais les principes démocratiques sont saufs. Un enfant violé, une jeune fille disparue qu’on retrouvera par petits bouts au hasard des pérégrinations dans nos rues, voilà le prix à payer. Rorschach le sait et agit en conséquence. Il impose la terreur à la pègre et use des tactiques similaires pour soutirer des informations à Moloch, le criminel retraité. On peut admirer la dévotion du personnage, mais ses méthodes sont contestables. A moins que cela ne soit le principe qui sous-tend son action? Mais Ozymandias (Adrian Veidt), le propret, le progressiste est encore plus terrifiant que Rorschach. Il n’est pas une menace immédiate et a même révélé son identité avant le Keene Act ce qui lui a permis de s’enrichir. Mais il prépare un plan visant mettre fin à toutes les guerres et à permettre l’avènement de la Fraternité Universelle. Si l’on admet que Rorschach est un psychopathe, son impact est limité, ce qu’il admet : “ This city is dying of rabies. Is the best I can do to wipe random flecks of foam from its lips? ”. Veidt pense que le meilleur moyen de mettre fin à la guerre et d’unir l’humanité contre un ennemi commun (mais qui s’avère fictif) : celle d’un monstre venu du lointain espace. Veidt dit d’Alexandre “True, people died . . . perhaps unnecessarily, though who can judge such things?”. Les actes de Veidt et de Rorschach seraient-ils plus légitime si accomplis au nom de l’État? La réponse est non.
Who Watches the Watchmen?
Cette phrase qui parcourt le film est extraite d’un poème de Juvénal, qui parodiant l’action d’hommes souhaitant garder la chasteté de leurs femmes se trouvent confrontées à cette inconfortable question : »Qui gardera les gardiens? ». Quand les supers-héros censés garantir la sécurité contribuent au chaos. Lucky Lucke amène avec lui les Daltons, le Joker s’installe à Gotham City, et l’Amérique de 1985 dans Watchmen est au fond moins enviable que l’Amérique réelle de la même époque. Parce que la différence entre eux et nous est intrinsèque. Ce que nous manquons, ils en ont en aboandance. Le plus puissant d’entre eux, Dr Manhattan, va au bout du raisonnement lorsqu’il affirme ne faire aucune différence entre la matière vivante… ou morte. Les perspectives diffèrent. Peut-il y avoir simplement un sentiment de sécurité face à l’omnipotent Dr Manhattan ou face à Galactus le Dieu dévoreur de planètes. Le sentiment d’insécurité renait pour la même cause (la différence de possibilités) et enflamme ce que la présence de super-héros est censée apaiser.
La principale leçon de Watchmen et de romans graphiques de la décennie 1980 (il y en a beaucoup) peut-être la suivante : confiné à la fiction, la présence de supers-héros est enivrante. Mais transplanté dans la réalité, serions-nous aussi confortables, et les supers-héros peuvent-ils vraiment être « contrôlés » Dr Manhattan lui-même disait que le gouvernement américain“ can hardly outlaw me when their country ’ s defense rests in my hands. ”