J’approchais enfin de la petite ville qu’on appelait No Country For White Men. Drôle de nom pour une ville. L’endroit semblait aussi désert que le paysage environnant, si bien que l’on ne savait pas bien quand on était entré en ville et quand on l’avait quittée. Curieuse bourgade où j’ai l’habitude de revenir, puisque j’y connais les Shérifs.
Ma saloperie de canasson est sur les rotules, il était temps que l’on arrive, il n’aurait pas supporté une journée de voyage supplémentaire. Les deux garants de la loi locale avaient la particularité de ne pas avoir de bureau –puisque la loi locale ne comprenait que des peines d’exécution ou d’exil – et d’être les tenanciers du saloon de la ville, c’est donc là que je me dirigeais en premier.
A peine ai-je posé le pied à terre que le bourrin que l’on m’a vendu comme cheval s’effondre sur lui-même, tout en prenant soin de laisser tomber sa trogne dans un seau d’eau. Il n’ira nulle part, je suis tranquille. En poussant le battant de la porte, j’entends un air de piano qui me ravit. Ravissement éphémère car l’endroit est vide. Pas tout à fait, si l’on compte le Noir qui joue au clavier.
L’autre, sans s’arrêter de jouer, ni même se tourner vers moi :
-Ah, M. Nice Guy, M. Naar m’a averti que vous viendriez ! Avez-vous fait bon voyage ?
-Non, à chier, pour être honnête. Sers-moi un whisky, veux-tu ?
– Je crains de ne pouvoir le faire, monsieur.
Merci de l’accueil. Il commence déjà à me plaire, celui-là. Je lui demande pour quelle satanée raison il refuse de me servir alors qu’il est employé du saloon.
-C’est M. Todd, Monsieur. Il a quitté la ville et m’a dit qu’il me couperait les doigts si je ne jouais pas à son retour. Il apprécie beaucoup ma musique vous savez.
-Pour ma part, à l’heure qu’il est je préfèrerais t’entendre faire sauter les bouchons des bouteilles… Et où est-il allé, le Shérif Todd ?
-Il trouvait la ville trop fréquentée. Les gens affluaient de plus en plus dans la région, ça ne lui plaisait pas du tout, toute cette faune, dans une région habituellement si tranquille. Alors un soir il est parti sur son cheval, avec un âne chargé de munitions, pour « réguler l’affluence », comme il a dit.
-Ca devait arriver un jour, je suppose. Il n’a pas vraiment la fibre touristique. Et le Shérif Naar ?
-Là, je ne sais pas Monsieur. Il est revenu en compagnie d’un Monsieur bien habillé, du nom de Timmermans. Il venait d’Europe, comme vous. Ils sont repartis mais ne m’ont pas laissé de consignes particulières.
-Je vois, je vois… Rien de nouveau, en somme. Bon, le voyage a été long ! Je suppose que la vieille Katie « the Demon » a encore son bordel en face, j’y serai au cas où l’on me chercherait. Enfin tes patrons, j’entends. Les autres, dis-leur que je suis mort. Je file avec cette bouteille, que tu ne m’as pas vu prendre. Et puis j’irai peut-être faire un tour à l’Eglise plus tard. Je n’aime pas y aller trop fier.
Je tournai les éperons avant même que le Noir ne m’ait répondu. J’aurais dû lui demander s’il savait jouer de la grande musique, pour changer. Peu importe, ce soir, le programme est chargé.